Depuis deux ans, j’accompagne, dans le cadre du Service de la Pastorale des funérailles du diocèse de Paris, des familles en deuil lors de célébrations des obsèques au crématorium du cimetière du Père Lachaise.

Dès le début, je me suis senti placé au cœur d’une souffrance, d’une blessure humaine aussi inacceptable que quotidienne. Cette blessure se fait parfois béance difficile à combler. La mort, en effet, entraîne une section dans la vie des hommes. Elle vient couper la relation, entraîne l’absence, parfois sans crier gare.

À cette blessure existentielle de la mort s’ajoute celle d’une société qui l’a progressivement mise de côté. En cela, la gestion du début de la pandémie de la Covid-19 a été symptomatique. À cette occasion, la mort a ressurgi de l’ombre dans laquelle nous l’avions sciemment contenue. Revêtant les apparences de la technique, faisant fi de la souffrance des personnes et des rites qui les accompagnent depuis des siècles ; et cela a ajouté de la souffrance à la souffrance. Mais cela a aussi eu pour vertu de remettre la mort au centre. Au moins pour un temps.

En acceptant la mission au crématorium, j’avais l’intuition que j’étais appelé au cœur de l’expérience humaine. En un lieu où personne ne peut se dérober. Ce lieu m’attirait, tout en sachant bien qu’il était difficile, car j’allais y rencontrer des hommes et des femmes marqués par leur temps, façonnés par une société. Le crématorium du Père Lachaise reste marqué de par son histoire par une idéologie. L’habitude de la crémation des défunts jusqu’alors exceptionnelle est en train de devenir majoritaire (35% des convois funéraires aujourd’hui alors qu’ils étaient moins de 1% dans les années 1980).

Je savais aussi que le moment de la mort d’un proche constituait littéralement un temps favorable. Il s’agissait d’être à la hauteur : ni trop discret, ni trop envahissant. Rien qu’à ma place.

Faire son deuil, c’est accepter de souffrir. De souffrir avec, de compatir. J’ai alors su que tout mon être était engagé dans l’aventure, que ce n’était pas une simple « évangélisation » mais une expérience existentielle. La blessure intime de l’autre m’est exposée, la relation suppose de se donner. Faire l’expérience de l’altérité, c’est se laisser déranger et parfois même convertir. J’ai appris moi aussi à « faire mon deuil », à me laisser percuter par le surgissement inattendu de la mort.

J’ai découvert la complexité d’une humanité un peu perdue mais sincère et souvent ouverte à la parole de l’Église. Et comme moine, je me suis senti au cœur de ma vocation, en tension entre la terre et le ciel.  

Faire résonner la Parole du Salut dans les cœurs de ceux qui sont endeuillés, c’est faire naître une Espérance peut-être jamais entrevue. Plus qu’un mot de réconfort, l’évangile du Salut est « puissance de Dieu pour tout homme qui croit » (Rm 1, 16). Au cœur du désespoir, de la nuit glaciale dans laquelle la mort plonge, s’élève la glorieuse Espérance. Une chair a été sauvée de la mort ! Nous croyons que cette chair humaine est le Fils de Dieu : Jésus-Christ. Et sa résurrection vient jeter une lumière nouvelle sur notre propre mort. Elle n’enlève pas sa dureté mais elle change sa fonction. La mort devient passage. Si cette parole vient rencontrer le cœur d’une existence, elle peut difficilement rester insensible. La parole est une graine déposée en terre fertile, faite de bienveillance et d’accueil de l’autre.

Si la mort n’est pas la fin de tout mais l’ouverture à une existence pleine dans laquelle Dieu veut nous donner sa vie même, comment ne pas faire de notre vie ici-bas une attente authentique de cette Espérance ?

L’enjeu de cette mission est bien humble, à l’image de l’évangile. Lorsque j’y pense, je vois l’image d’une étincelle. Je suis chargé de frotter deux silex l’un contre l’autre : celui d’une vie humaine allongée dans un cercueil et celui de la Parole de Dieu vivante dans la tradition de l’Église.  Dieu veuille qu’une étincelle jaillisse et qu’elle embrase toute une vie, à la louange de sa gloire. Mais cela ne m’appartient pas.

Frère Pierre-Adrien de la fraternité de Paris