© Anna Medeossi
« Le Roi m’a fait entrer dans ses appartements » (Ct 1,4). Je me souviens que c’est cette citation du Cantique des Cantiques que j’ai écrite au début des deux ou trois cartes que j’ai envoyées de l’Assekrem.
Je suis allé à l’Assekrem fin mai 1989, trois mois avant la fin de mon noviciat, après une année de travail bien chargée. Cela a été mon premier et unique séjour à la fois en Afrique et en solitude.
Après une escale à Alger, je suis arrivé à Tamanrasset chez le Petit frère Antoine Chatelard en habit monastique ; il me demanda aussitôt de cesser de le porter pendant mon séjour en Algérie. Après avoir passé la nuit au camping Dassine, puis avoir bénéficié de l’aide d’Antoine pour d’ultimes préparatifs avant la montée à l’Assekrem, la Providence me permit de me joindre à une voiture-ravitaillement pour le voyage ; le conducteur, dont la clarté du regard m’avait frappé, s’est arrêté un court moment sur le trajet quand ce fut, au milieu de l’après-midi, l’heure de la prière pour les musulmans.
J’ai été présent sur le plateau du 31 mai au 11 juillet, soit 40+1 jours : j’ai dû attendre un jour qu’un véhicule puisse me redescendre à Tamanrasset. Grâce au conducteur touareg de la tribu des Dag-Rali, j’ai eu cette fois, pendant le trajet, la surprise d’être accueilli avec les passagers du véhicule sous une grande tente pour un couscous à l’occasion d’une fête pour la circoncision d’un nouveau-né. Grâce à Petite sœur Jacqueline, j’ai eu aussi la grâce, avant de quitter Tamanrasset, de pouvoir prier à l’oratoire de la Frégate, le bordj de frère Charles où il fut assassiné.
Trois Petits Frères de Jésus étaient alors présents en continu sur le plateau : Jean-Marie, Edouard et Alain, tous les trois prêtres. La messe quotidienne était célébrée dans la chapelle près de l’ermitage des Petits frères à 6h30, une heure après la féérie quotidienne du lever de soleil. Celui qui présidait faisait une courte méditation de l’évangile. J’ai noté un jour cette phrase de Jean-Marie qui résume bien la spiritualité des Petits frères : « L’amour du prochain est l’œuvre de l’Amour de Dieu en nous. » Le monde entier était présent dans leur prière. C’était le moment où les manifestations de la place Tian’anmen en Chine se terminaient ; quant à l’Algérie, elle connaissait une poussée d’intégrisme religieux.
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Le dimanche, la messe avait lieu à 11h. Je partageais ensuite le repas des Petits frères ; d’autres personnes de passage ou en retraite, principalement des Petits frères et des Petites sœurs, pouvaient être présentes : une fois, nous étions neuf ! Comparé à mon ordinaire, le menu d’un tel repas était festif (pâté en gelée, choux rouges et lentilles, fromage fondu, flan et gâteau pour mon premier dimanche !).
J’ai passé les vingt premiers jours dans « La vallée tranquille », un ermitage situé à 10mn de l’ermitage des Petits frères ; il ne comportait pas d’oratoire, et je n’ai donc pas pu adorer le Saint-Sacrement pendant ce temps. Puis, pour la seconde moitié de mon séjour, j’ai eu la grâce de rejoindre « Bethléem », l’ermitage construit par Pierre-Marie, à 20mn de l’ermitage des Petits frères. Depuis chacun des ermitages, je pouvais contempler le lever du soleil ; pour voir un coucher de soleil, je devais aller de l’autre côté du plateau.
La période de mon séjour correspondait à un moment de l’année où les conditions climatiques sont tout à fait agréables. Pas de forte chaleur (on est à 2780 mètres d’altitude), parfois des nuages ; il a même plu le jour de mon déménagement et puis encore un peu plus tard, si bien que l’eau de pluie collectée par la gouttière de l’ermitage a suffi à mes besoins pendant la fin de mon séjour. J’ai appris à vivre avec 4 litres d’eau par jour (boisson, lavage des mains, cuisine, vaisselle); je ne suis pas rasé pendant mon séjour, et je ne faisais qu’une petite toilette hebdomadaire le dimanche matin.
Prière des offices liturgiques, participation à la messe, oraison ou adoration, lectio divina (j’ai été loin de lire la Bible en entier), préparation du pain (avec de l’alfalfa) et des repas, lectures, réflexion personnelle sur foi et sciences, promenades constituaient mon quotidien. Il m’avait été demandé de ne pas faire de longues excursions. En plus d’un ou deux livres sur Charles de Foucauld, les Petits frères m’ont prêté une carte de ciel : j’ai appris ainsi le soir à reconnaître les constellations et les étoiles dans le ciel ; reverrai-je un jour la Croix du Sud ?
La vie était bien loin d’être absente dans le désert minéral du plateau. La pluie avait même transformé le plateau en parc naturel miniature. Alouettes et moula-moulas, scarabées et araignées, fourmis volantes et sauterelles, mouches et papillons, étaient mes compagnons, ainsi que parfois dromadaires, ânes et mouflons de passage. Petite anecdote : Il m’est arrivé dans les dix premiers jours d’être dérangé la nuit par des bruits de grignotage… Je finis par comprendre qu’un caméléon, qui se nourrissait aussi sans problème au piège à souris, s’en prenait au petit sachet en plastique de dattes que j’avais achetées à Tamanrasset pour compléter mon ordinaire.
J’ai reçu deux lettres de Pierre-Marie, la première le 30 juin, la seconde le jour de mon départ. Dans la seconde, il me donnait principalement des informations concernant la marche des frères et sœurs projetée en Aubrac pour la première quinzaine d’août. Dans la première, il me donnait des conseils spirituels. Je voudrais partager ici ces quelques lignes :
« Te voici donc au sommet du plateau. En ce lieu d’immensité intime et d’intimité immense. Souvent, ma pensée t’y rejoint ; et ma prière communie à la tienne. Le désert nous révèle que la présence se fonde sur l’absence et que la communion se noue aussi dans la séparation… Sans doute y a-t-il aussi le combat. Le bon combat de la foi. Mène-le dans la souplesse et dans la paix. Aime « te promener » comme Dieu à la brise du soir ; fais la sieste sans scrupule, en louant le Seigneur pour son repos et sa paix ; et savoure les délices d’une « vache-qui-rit » sur une tartine de pain grillé ! Cela aide à faire oraison, à parcourir l’Évangile et à porter le monde entier en face de l’hostie consacrée. »
Le désert nous confronte au mystère de la Paix intérieure. Il nous révèle, sauf lors de moments de grâce inattendus qui dépassent l’application que nous pouvons mettre à les chercher, que la plénitude à laquelle notre corps tout entier aspire nous échappe : la Paix, comme le Saint-Esprit, ne peut s’expérimenter paradoxalement que comme tension douloureuse acceptée vers cet inaccompli qui demeure tant que nous ne sommes pas au Ciel. J’ai noté un soir, après avoir été marqué par le merveilleux spectacle que m’avait offert le plateau au crépuscule : « Non pas un sentiment de plénitude, mais celui d’une Présence consolante qui cherche à transfigurer par le don de Sa Paix cette terre d’exil. »
Non, il n’y a pas de « recette » pour vivre en paix : nous sommes, intérieurement et extérieurement, sans cesse confrontés à notre mission d’œuvrer à l’avènement de la Paix messianique, mission qui, individuellement, nous dépasse totalement, mission cependant qui est celle de l’Église, notre mission commune sans exception. Cela n’a pas cessé de me travailler depuis, tout au long de ma vie monastique…
Frère Laurent-Nicolas (Fraternité de Vézelay)