Le thème de la croix est d’une importance fondamentale pour la foi chrétienne, car c’est dans la croix du Christ que se trouve le témoignage concret et historique de la réalisation de l’antique promesse divine du rachat de la mort ; il est le point de contact entre le Divin et l’Humain, entre la souffrance et la gloire ; il est la manifestation infinie et accomplie de l’Amour de Dieu pour l’homme et pour le créé. Cependant le sujet de la crucifixion est codifié tardivement dans l’iconographie chrétienne. Le fait que le Christ ait été condamné à la mort sur une croix, condamnation capitale des esclaves, grands délinquants, provocateurs de révoltes et déserteurs, représentait une honte pour les non-chrétiens. Dans les plus anciennes représentations de l’art paléochrétien, en effet, sont représentés avec une claire signification sotériologique, les symboles de la croix (l’ancre, la croix gammée, l’Agneau crucifié, le monogramme christologique composé des deux premières lettres du nom grec du Christ X et P), entourés des lettres apocalyptiques alpha et oméga, mais sans l’image de Jésus crucifié. Les symboles réussissaient à communiquer aux fidèles le message de la rédemption sans déclencher la dérision des non-chrétiens, sceptiques devant le « scandale » d’un Dieu condamné à la crucifixion, supplice parmi les plus infamants selon la culture répandue dans le monde antique.
Cependant avec l’évolution des circonstances historiques, quand le christianisme devint la religion de l’Empire, la croix devint le signe du triomphe du Christ.
À partir du Vème siècle les représentations du Christ sur la croix deviennent courantes : il est représenté en position verticale, vêtu, avec les yeux ouverts, comme un vivant : il est le Seigneur, et la mort, comme enseigne saint Jean Chrysostome, a été librement voulue : « La fin survint quand Il eut voulu et Il l’a voulue quand tout fut accompli. Il n’inclina pas la tête quand il eut expiré, comme il advient pour nous, mais quand Il eut incliné la tête, alors il expira« .
Représenter sur la croix le Fils de Dieu incarné avait valeur d’enseignement dogmatique : cela signifiait en effet, attester contre les hérésies docétistes qu’Il était vraiment homme et avait réellement souffert la passion. Mais puisque son corps ne devait pas subir la corruption, longtemps est restée l’interdiction de le représenter mort, avec les yeux fermés. Seulement au début du deuxième millénaire, le corps désormais nu du Sauveur se cambre pour indiquer l’intensité de la douleur et ses yeux se ferment selon « la forme humaine naturelle ».
Dans la zone byzantine cependant, malgré ce changement de fond, la scène de la crucifixion reste plongée dans une atmosphère de grande noblesse, où les sentiments de douleur laissent toujours la première place à la contemplation du Mystère.
C’est ce qui transparaît de cette icône de la croix de la Badia Fiorentina, œuvre d’art et de prière, qui se situe au croisement de l’Orient et l’Occident : tout en restant fidèle aux canons iconographiques de l’Orient, elle s’inspire de l’art toscan et pourrait facilement être rapprochée des croix pisanes du Xème et XIIème siècle.
Une atmosphère de sérénité et presque de victoire domine toute la composition. Nous ne voyons pas un corps meurtri, bouleversé, dramatique, mais nous voyons un corps vivant, debout, comme s’il n’était pas suspendu au bois, mais comme si c’était Lui qui portait la croix. L’icône veut nous accompagner vers la certitude que ce qui advient sur la croix est, oui, une mort, mais pour la vie; mort et résurrection, dans le mystère de la vie du Christ sont absolument inséparables, même si souvent nous l’oublions. C’est pour cela qu’il est nécessaire que nos yeux le contemplent et que la mémoire de notre cœur le conserve, surtout quand dans nos vies, nous sommes touchés par l’expérience de la mort, qu’elle soit physique, morale ou spirituelle. La mort n’est pas la fin : elle est un passage qui ouvre à la vie, la vie éternelle, la vie pour toujours. Si nous regardons avec attention, nous nous apercevons que le corps du Christ est presque en relief sur la croix. Les bras ne sont pas tendus, mais expriment presque un geste d’offrande: « Père, entre tes mains je remets mon Esprit« . Ces paroles de Jésus sur la croix sont préparées par tout ce que Jésus a fait et dit durant les années avec ses disciples: « Ma vie personne ne me l’enlève mais je la donne de moi-même » ; « prenez et mangez, ceci est mon corps livré pour vous« . Jésus sur cette croix semble vraiment dire : je suis offert pour vous. Il y a d’autres signes qu’il nous faut lire dans cette icône pour la comprendre: la croix est plantée sur la terre.
Le « pied » de la croix plonge ses racines dans le cœur de la terre, où nous voyons un crâne, dans une grotte de couleur noire, unique couleur noire présente dans cette icône. L’arbre de la croix plante ses racines dans les enfers, où les os représentent le premier Adam et avec lui toute l’humanité. Le sommet de la croix culmine dans l’or de la gloire du ciel, où sont présents outre les anges, les figures de Moïse et d’Elie qui entouraient Jésus à la Transfiguration et parlaient avec lui de son exil et de sa mort, à travers laquelle il aurait été glorifié. La croix s’étend des enfers de la terre à la gloire du ciel: l’offrande de Jésus pour nous sur la croix est un sacrifice de communion. Jésus a ouvert de nouveau pour l’homme la porte du ciel et le chemin passe à travers son corps, qui intercède pour l’humanité: « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font« . Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas qu’ils choisissent la mort.
Le passage à travers la mort donné par l’homme est réel et visible, même si de manière discrète dans les ruissellements de sang. Le sang, offert pour rendre possible de nouveau la communion entre ciel et terre, en Jésus, n’est pas un sang qui s’en va, qui s’éteint, mais un sang qui redonne Vie, comme on le voit du ruisseau qui descend justement jusqu’aux os enfermés dans les enfers. L’intercession s’étend aussi jusqu’aux extrémités de la terre, le long de l’axe horizontal : les bras de Jésus sur la croix sont comme un embrassement. Jésus est venu « lui qui des deux peuples n’en n’a fait qu’un nouveau« . De la croix, Il embrasse l’humanité, Il unit en une seule famille tous les hommes. Au milieu de l’inimitié entre un homme et un autre homme, il y a le corps de Jésus qui s’offre, et en intercédant, son corps est lacéré d’amour, jusqu’à ce qu’Il puisse serrer l’humanité en un seul embrassement.
De la croix jaillit la vie qui se traduit en miséricorde, sainteté et mission. Ainsi nous voyons représenté ceux qui prirent soin de la sépulture de Jésus, et les premières femmes témoins de la Résurrection ; les saintes et saints patrons d’Europe, et aux pieds de Jésus, un frère et une sœur dans leur mission de contemplation et d’intercession, reproposant les gestes de la Mère et du disciple que Jésus aimait, situé d’un côté et de l’autre de la croix.
Le regard de Jésus est vivant et rencontre les yeux de chacun de nous, prosternés devant Lui dans le silence de l’adoration du Mystère. C’est un regard qui appelle à une décision :
« Sachant en effet qu’il t’a aimé par le don de toute sa vie, tu ne peux l’aimer en retour que par le don de toute la tienne« . (Livre de Vie de Jérusalem § 2)
Soeur Chiara de la fraternité de Florence