La question du Royaume s’invite en philosophie comme celle du sens et de la transcendance. L’homme fait l’expérience, en effet, que ni le monde qui passe, et en qui il trépasse, ni la terre qui le porte, et qui sur lui l’emporte, ne lui suffisent à vivre, ou à survivre. Plus il s’y engouffre, et en souffre, plus il rêve d’un ailleurs, désire une éternité, aspire à une échappée.

Mais si le Royaume n’est ni de ce monde ni de ce temps, ni n’apparaît visiblement, comment donc l’appréhender vraiment ? Mon étude doctorale est une réflexion philosophique sur les manières dont le Royaume se manifeste dans notre vie quotidienne, à partir du livre d’un auteur juif des années 1920, L’Etoile de la Rédemption de Franz Rosenzweig, dans lequel on peut en trouver au moins trois : la parole de vérité qui surgit du dialogue avec la Bible, la liturgie chantée ensemble, et l’amour du prochain. Dans ces expériences en effet, l’instant se transforme en éternité, la mort n’a plus le dernier mot, quelque chose qui nous dépasse, et nous vient d’ailleurs, semble s’ouvrir et advenir. Le monde devient comme « habité d’âme », le Royaume paraît s’anticiper.

Ma thèse met en exergue cette description magistrale faite par Rosenzweig, et y ajoute qu’il y a une autre manière d’apparaître du Royaume qui récapitule en elle ces trois-là, comme leur apogée : le pardon, qui suppose une parole de vérité de l’offenseur (aveu) et de l’offensé (absolution), une sorte de liturgie de reconnaissance (action de grâce, mémorial), car le pardon n’est pas l’oubli, et un amour du prochain à son extrême (jusqu’à l’amour de l’ennemi ou au pardon de l’impardonnable, certes impossible pour nous, mais pas pour la grâce de Dieu avec nous).

Aussi l’expérience du pardon, de la miséricorde, est-elle l’expérience du Royaume par excellence, dans le sens où elle est une réouverture de l’avenir, et de la communion, là où le péché, le trauma ou la blessure, engendrent la fermeture et la brisure du lien.

Le pardon n’est-il pas une échappée, une échappée belle ? Ce qui fait l’essence, le sens et la transcendance du Royaume, c’est bien la relation, l’orientation, l’appartenance, mais c’est avant tout l’espérance. Elle seule transfigure, voit le monde et l’autre, au-delà de ses figures, de ses figurations et de ses défigurations. L’espérance contre toute espérance. L’espérance d’une nouveauté naissante. Comme une enfance.

Sœur Marie-Aimée (Fraternité de Paris)