« Passeurs pour un chemin pascal », c’est le titre du premier chantier prioritaire lancé lors du chapitre général des frères en 2018. Il exprimait la conviction que notre vocation de frères de Jérusalem nous pousse à nous faire proche des hommes et des femmes de notre temps qui font l’expérience de l’épreuve et du non-sens, tout en demeurant au cœur de Dieu. Car c’est lui, le premier, qui a voulu vivre en Jésus cette expérience du passage par la mort pour faire éclore une vie nouvelle. Comme son Maître, le disciple ne doit pas craindre d’être « sur la brèche », c’est-à-dire tout à la fois uni à Dieu, et uni à l’homme dans l’abîme, et donc ne pas avoir peur de prendre en soi les cris et les souffrances du monde.
Le chapitre ajoutait une conviction : se laisser ainsi atteindre en profondeur par la souffrance de l’humanité d’aujourd’hui sera une vraie expérience de Dieu et allumera un feu dans les cœurs.
Un an et demi après, nos fraternités ont été rattrapées par la souffrance d’anciens frères et sœurs au sein même de nos communautés. Nous voilà au pied du mur : allons-nous laisser ces souffrances nous atteindre, allons-nous engager avec eux un chemin pascal, c’est à dire nous rendre ensemble jusqu’au pied de la croix de Jésus, et même jusqu’à son tombeau pour veiller jusqu’au matin de Pâques ?
Le chemin pascal, en vérité, imprime en profondeur la vie de tout baptisé : nous avons reçu la vie nouvelle en étant plongé dans la mort de Jésus. Désormais, la vie du chrétien est en forme de mort-résurrection : nous n’aurons d’autre possibilité de croissance qu’en passant par ce chemin pascal. Nos vies sont vouées à une configuration au Christ, à atteindre sa pleine stature. Ce qui nous revient, c’est de nous engager dans ce chemin escarpé du calvaire, dans l’espérance qu’il débouchera sur la résurrection. La résurrection est un don de Dieu. Mais l’engagement sur le chemin du calvaire à la suite de Jésus sollicite notre liberté : il doit être, dans la foi, le don de notre vie à Dieu et à nos frères.
Le peuple de la Bible a lui-même été préparé à un tel chemin. Dieu a entendu son cri lorsqu’il ployait sous la souffrance de l’esclavage en Égypte. Il l’a libéré en lui faisant traverser la Mer Rouge, puis le désert.
Il a dû apprendre à marcher vers la Terre Promise en mobilisant sa foi : « si Dieu nous a sauvé, alors Dieu nous sauvera ». Israël est devenu un peuple de nomades, toujours en marche vers l’espérance d’une demeure, mais sans trouver de repos aux fatigues du désert. Il voulait s’installer, planter sa tente, mais Dieu son pasteur lui interdit de se poser, car il voulait l’entraîner vers de meilleurs pâturages.
Aux disciples qui l’avaient suivi en lui demandant : Maître, où demeures-tu ? (Jn 1,38), Jésus, au cours de son dernier repas, leur donne la réponse. Dans la maison de mon Père, leur dit-il, il y a de nombreuses demeures. Quand je serai parti vous préparer une place, je reviendrai et je vous emmènerai auprès de moi, afin que là où je suis, vous soyez, vous aussi. Pour aller où je vais, vous savez le chemin. Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. (Jn 14, 2…6).
Jésus avance vers la croix et jusqu’au tombeau : il est le Chemin qui conduit aux demeures de son Père. Jésus prend sur lui le péché des hommes, leurs révoltes et leurs souffrances et il les porte jusqu’au calvaire : il est la Vérité, la révélation de l’Amour de Dieu pour nous, l’Amen par lequel il fait alliance avec l’homme pécheur pour le tirer de l’abîme. Au matin de Pâques, la pierre du tombeau ne résiste pas à l’Amour, Jésus ressuscité fait lever une lumière nouvelle sur le monde : il est la Vie, non pas une prolongation de notre pauvre vie, mais bien la Vie de Dieu offerte à l’existence de l’homme.
Le vrai Passeur, donc, c’est évidemment Jésus ! Pourtant, tout chrétien qui passe avec lui de la mort à la Vie est envoyé comme passeur. Ce passeur pour un chemin pascal est un homme ou une femme qui a fait l’expérience en sa propre existence de cette puissance de salut manifestée en Jésus mort et ressuscité. S’il l’a fait, c’est qu’il a reçu une grâce de foi pour marcher à sa suite. Bien sûr, il a encore à mourir et donc encore à recevoir la Vie, mais désormais, c’est en soutenant ses frères et sœurs sur le Chemin qu’il permettra au Seigneur de continuer en lui son œuvre de salut. Car c’est le Corps tout entier qui doit être sauvé, et devenir ensemble une multitude de frères.
Demeurez en mon amour (Jn 15,9). Nous aussi, nous sommes des gens de passage et des étrangers (cf.1 P 2,11) : n’investissons pas trop en ce monde qui passe ! Par contre, nous avons désormais une demeure où nous pouvons dès à présent goûter au repos futur : c’est l’amour de Dieu en Christ. Et nous avons reçu la source de toute force pour continuer notre marche, c’est le commandement de Jésus : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés (Jn 15,12). La manière dont il nous a aimé, c’est bien cela le « chemin pascal », le chemin qui va à la rencontre des frères dans l’abîme de la mort pour se tourner avec eux vers les premières lueurs du matin de Pâques.
Frère Grégoire de la fraternité de Paris