« Sois moine d’abord, mais moine citadin. […] Travaille dans la ville, prie dans la ville, travaille et prie pour la ville. Pleure et chante avec la ville. »
Au cœur de la pandémie et du confinement mondial, j’ai débuté un nouveau travail, pour venir en aide aux intervenants en milieux de santé. J’ai été directement assignée à une zone de confinement, où tous les résidents atteints de la COVID-19 se retrouvaient. Ils étaient 21 dans une grande salle, non seulement coupés de tout contact avec leur famille et avec l’extérieur, mais également coupés de toutes les activités pouvant occuper leur journée. Et c’est à ce moment-là que je suis arrivée, à titre d’intervenante en soins spirituels, dans le but d’offrir une aide en trois volets : pour être une présence et une écoute auprès des résidents confinés et COVID-19; pour une écoute et un soutien téléphonique auprès des familles; et pour permettre une communication entre les deux, afin qu’ils puissent se voir (via Skype) ou tout au moins, se parler (par téléphone). Ce dernier aspect a réellement fait une différence dans la vie des familles…
Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs résidents sont morts dans cette zone de confinement. Et j’ai été témoin, notamment, d’un moment très marquant et très fort pour moi. Nous savions qu’un homme allait bientôt mourir. Ses deux filles sont venues le voir, mais il n’était pas éveillé ni conscient lors de leur visite. Un peu plus tard, elles ont accepté mon offre de « parler » avec leur père, via Skype. Ce moment reste gravé dans ma mémoire. Tout ce que je faisais, c’était tenir la tablette pour que les filles voient bien le visage de leur père, et pour que le père les voit bien aussi. Le père n’a rien dit, mais son visage réagissait, ses yeux grands ouverts parlaient en entendant ses filles lui dire combien il avait été un père extraordinaire, et qu’il pouvait maintenant partir en paix, que leurs vies respectives vont bien. Et moi, au rôle très effacé, je pleurais d’être témoin de ce moment si touchant. Un peu plus tard, je suis retournée voir cet homme pour faire une prière avec lui, ou plutôt pour lui. Je savais qu’il m’entendait, son visage réagissait au Notre Père que je lui récitais dans sa langue (merci aux Notre Père que nous chantons en 6 différentes langues durant nos liturgies !) et à la croix que je lui ai faite sur le front. En revenant au travail le lendemain, j’ai appris son décès quelques heures après mon passage. Je n’ai pas toujours eu de retours sur l’aide que j’ai pu apporter, mais pour moi, cet exemple illustre combien cette présence, cachée derrière une tablette ou un téléphone, apportait un réel support. N’est-ce pas cela notre vocation de moines citadins ? D’être, au cœur des villes, au cœur de Dieu, cette présence aimante, priante, travaillante ? « Au cœur des villes, tu peux donc vivre au cœur de Dieu, car au cœur de Dieu demeure la ville. Sois moniale et moine au cœur de la Ville-Dieu. » (Livre de Vie, § 128)
Soeur France en zone de confinement
« Sois moine d’abord, mais moine citadin. […] Travaille dans la ville, prie dans la ville, travaille et prie pour la ville. Pleure et chante avec la ville. » Ce dernier passage est tiré de notre Livre de Vie au chapitre Au cœur des villes (§ 132). Pour moi, cela résume ce que j’ai vécu dans cette zone de confinement, autant par rapport à ceux qui sont morts, qu’à ceux qui en sont ressortis guéris, qu’aux familles. Travaille dans la ville, travaille pour la ville, en solidarité avec ses habitants, avec ses employés qui se dévouent corps et âme pour le bien-être des résidents. En étant au travail, même si je ne portais pas l’habit monastique, c’est toute la communauté et ma vie monastique que j’emmenais avec moi, qui habitait et guidait mes gestes, actions et paroles. D’ailleurs, bien des sœurs auraient grandement eu besoin de sortir en ville et d’avoir ce contact privilégié avec la ville, en ce temps de confinement ! Mon travail était une prière que je faisais, dans la ville, au cœur de la ville, pour la ville, pour tous ces gens affectés d’une manière quelconque par cette pandémie et ce confinement mondial. Avant d’entrer au travail, un signe de croix et une prière à l’Esprit Saint commençaient toujours ma journée ! Prie dans la ville, prie pour la ville.
Ce travail m’a permis de vivre encore plus profondément ma vie monastique, de m’ancrer en elle. Par ce travail dans la ville, ma prière était plus habitée (par tous ces visages et interactions), mon silence mieux vécu (au milieu de ce tumulte !).
Tout était déposé dans le cœur de Dieu, par ma présence adorante aux pieds du Saint-Sacrement, par mes nombreuses larmes versées, portant, en moi et dans ma prière, cette ville, ces travailleurs de la santé, ces familles affectées par le deuil ou par la maladie d’un proche, par ces résidents confinés et privés de la présence affective de leurs proches. Pleure avec la ville. Vraiment et littéralement. La liturgie devenait le lieu de louange et d’action de grâce au Seigneur pour Sa Présence au cœur de cette ville, au cœur de tous ces gens que je voyais le matin au travail. Chante avec la ville pour tous les gestes d’amour, d’entraide, de partage et de solidarité qui se sont vécus au quotidien, derrière les murs de ces établissements de santé. Car vraiment, tant de beaux liens fraternels se sont tissés, au travers de ces semaines de confinement.
Je ne me suis jamais autant sentie vivre notre charisme de Jérusalem qu’en ce temps extraordinaire. Confinée comme mes autres sœurs et frères, missionnée au cœur de la COVID-19, au cœur de la ville, au cœur du monde, je me suis finalement retrouvée à me sentir profondément au cœur de Dieu. Car dans le cœur de Dieu, je pouvais y voir cette ville, elle y était déposée. Et au cœur de la ville, Dieu y était, c’est lui qui animait le cœur de chacun et qui a suscité cette belle solidarité fraternelle de par le monde entier.
Moniale citadine, je le suis, je le vis, grâce à la ville, grâce au travail, grâce à la vie monastique. Tout est unifié : Amour, Prière, Travail, Silence, Accueil, Moniale, Chasteté, Pauvreté, Obéissance, Humilité, Au cœur des villes, Au cœur du monde, En Église, en Jérusalem, Joie ! Je fais partie de la Famille de Jérusalem, des Fraternités monastiques de Jérusalem. Ensemble, nous faisons Église. Ensemble, nous sommes Jérusalem et en route vers cette Ville Sainte. Mais d’ici là, sois moniale et moine au cœur de la Ville-Dieu. (§ 128) Sois moine d’abord, mais moine citadin. […] Travaille dans la ville, prie dans la ville, travaille et prie pour la ville. Pleure et chante avec la ville. (§ 132)