Sœur Jeanne-Marie travaille au tour à bois © FMJ

Le bois, dit « matériau noble », l’est en vérité. Les arbres font notre enchantement par leur harmonie naturelle de formes, de couleurs, leur équilibre des masses et même la richesse et la variété de leur textures, de leurs odeurs. Chaque arbre est une prouesse artistique si on y regarde de plus près. 
Mais qu’en est-il du matériau « branche » qui arrive à l’atelier déraciné de son origine ? Voici tels des gisants, des tronçons carrés ou des sections de branches de plus ou moins gros diamètre, verts ou secs, tous en attente… Privés de la sève nourricière qui leur insufflait la vie, par le fait d’un œil qui les a mis à part « au cas où », ils échappent au feu de cheminée ou au broyeur à branches, et ils sont là, livrés à mes outils et à mon inspiration pour une opération de transformation.
Redonner une autre vie à cette matière inerte en faisant ressortir quelque chose de sa beauté première, c’est un peu un défi et une opportunité, un témoignage même.  
L’art du travail du bois utilise comme premier outil, on pourrait dire, les sens, l’émotion, l’intuition et l’intelligence de qui le travaille. Et si c’est par l’expérience artistique vécue par un seul homme qu’un objet d’art émerge et se laisse voir, cette expérience unique est invitée à être communiquée et même enrichie par d’autres. L’objet artistique produit n’est pas qu’un objet parmi d’autres, mais il éveille l’autre par le biais de l’émotion, du plaisir des sens, de l’interrogation qu’il provoque.
La matière prend forme par un processus ininterrompu d’aller-retour entre l’idée et la réalité. L’artisan tourneur sur bois doit à la fois décider – par l’exercice d’un colloque intérieur qui convoque raison, mémoire du geste, intuition – quel outil utiliser, quel angle d’attaque adopter, quelle épaisseur, quelle combinaison de moulures, … et en même temps, se laisser déplacer par ce que la matière peu à peu révèle et qu’elle tenait cachée : un nœud, des motifs de cernes du bois, la présence d’une fente ou bien par un geste mal ajusté qui remet en cause l’idée première.

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La matière coopère, mais elle résiste aussi. Et tout l’art précisément est d’apprendre à connaître et apprivoiser la matière, en ne négligeant aucune de ses propriétés. L’hygrométrie, l’essence du bois, la partie de l’arbre d’où a été extrait le morceau que l’on travaille, sa provenance géographique, …
Quand je tourne, je respire les odeurs du cèdre que taille un bédane affuté, je vois les copeaux qui s’échappent de la gouge comme un ruban de soie ou au contraire comme des fusilli interminables, je devine la gorge d’un pied de bol qui se sculpte sous mon coup d’outil, j’imagine le photophore dans un coin prière, je projette la prochaine boite à bijoux et son couvercle.
Et j’aime aussi utiliser ces petits bouts de bois qui ont une histoire : le pied de lit de chêne récupéré parce qu’on n’a pas voulu le jeter comme on jette tout et n’importe quoi, les branches rescapées du buis du jardin familial mangé par la pyrale qui racontent les souvenirs d’enfance, les restes du tronc de poirier montois qu’on voudrait bien recycler pour fabriquer un objet de dévotion local, l’eucalyptus taillé par une collègue qui raconte l’amitié qui se tisse dans le travail partagé…. Tout cela aussi, c’est la transformation en art du quotidien de nos vies.

Et je rends grâce de ce que nous sommes appelés, par le travail de nos mains, à collaborer ainsi à l’œuvre créatrice du Seigneur. Par ce langage si concret, il nous permet de le servir et d’exprimer avec nos mots sa bonté, sa beauté, sa proximité.

Sœur Jeanne-Marie (Fraternité du Mont-Saint-Michel)